Puisque ma nouvelle d'octobre dernier (Le parc de toutes les peurs, disponible ici ) a fait quelques heureux pour Halloween, période propice aux frissons s'il en est, j'ai décidé de remettre le couvert cette année encore avec une histoire inédite. Vous ne trouverez celle-ci nulle part ailleurs. J'espère que ce petit texte, que je me suis bien amusé à mettre en mots, contribuera à vous immerger dans l'ambiance délicieusement décalée de la fête des citrouilles et des sorcières.
Il ne reste plus à votre humble serviteur qu'à vous souhaiter une épouvantable lecture avec la nouvelle que j'ai baptisée...
Les petites bêtes ne mangent pas les grosses. Quoique...
(Par Stéphane Soutoul)
(Par Stéphane Soutoul)
Les
apparences sont souvent trompeuses. Et sournoises, avec ça ! Parfois, sous
les traits les plus inoffensifs, il arrive qu’un danger mortel surgisse dans
l’endroit où l’on se sent le plus en sécurité au monde. Parce qu’ironiquement,
c’est quand on se croit à l’abri de toute menace qu’on devient vulnérable. Nous
avons du mal à imaginer que les pires horreurs peuvent s’insinuer chez nous, là
où l’on ne ressent plus le besoin d’être sur la défensive.
Jimmy
Valentin, neuf ans, en a fait la terrifiante expérience. Comme tous les enfants
de son âge, sa chambre était son refuge. Un sanctuaire où il n’avait rien à
craindre. Cela était d’autant plus vrai pour le jeune garçon depuis que
Roberto, son beau-père, était entré dans la vie de sa mère et donc dans la
sienne. Jimmy avait besoin de se tenir à l’écart de cet homme qui ne lui
voulait pas du bien. Dans l’espace réduit de sa chambre, il se sentait plus que
n’importe où à sa place.
Roberto
était un homme se disant fort occupé qui prônait les vertus de l’efficacité. En
vérité, il ne faisait pas bon ménage avec la patience, mais personne n’osait
lui en faire la remarque. Il répétait sans cesse à sa compagne que pour élever
correctement un gosse – avec efficacité,
donc – rien ne valait la manière forte. Autrement dit, flanquer une bonne
dérouillée à Jimmy ne le dérangeait pas le moins du monde. On pouvait même dire
qu’il prenait un certain plaisir à se défouler sur l’enfant qui n’était pas de
son propre sang.
Depuis
les trois années qu’ils vivaient sous le même toit, Jimmy avait appris à craindre
Roberto. Le dîner était le moment le plus risqué de la journée. À la moindre
parole prononcée sans autorisation, au plus petit geste qui ne plaisait pas à
celui qui s’autoproclamait « chef de famille », les joues de l’enfant
le cuisaient douloureusement. Il nourrissait une véritable appréhension de se
retrouver autour du repas préparé par sa mère… à la même table que celui qui ne
perdait jamais une occasion de faire valoir son autorité de la plus cinglante
des manières.
Jimmy
devait avoir une attitude irréprochable en toute circonstance et, surtout, se
taire. Pour lui, le silence était synonyme de survie.
Il
se demandait ce qu’aurait pensé son vrai père de cette éducation
« efficace », si seulement ce dernier ne s’était pas volatilisé à sa
naissance.
Il
n’y avait que dans la confidentialité de sa chambre que Jimmy pouvait se
détendre. L’intimité des lieux lui permettait de rêver, d’écouter la musique ou
de lire sans avoir à être constamment sur ses gardes. Prudent, il ne demandait
pas d’aide aux adultes, ni à personne d’autre d’ailleurs. On apprend vite à se
débrouiller seul lorsqu’on vit avec la peur chevillée au corps. Se faire
remarquer pouvait lui attirer des problèmes, car Roberto était instable et ne
contrôlait pas toujours ses pulsions violentes.
Jimmy
était content de n’avoir ni frère ni sœur avec qui partager ses malheurs.
Une
nuit, pourtant, le cadre sécurisant de sa chambre se transforma en piège
redoutable. La soirée avait commencé de la façon la plus bénigne qui soit.
Après le souper, Jimmy s’était empressé de monter à l’étage. Un match de foot
était au programme et il ne fallait surtout pas déranger Roberto quand il
regardait la télé du salon en braillant avec une bière à la main.
Au
début, tout se passa normalement. Jimmy joua une heure avec sa console portable
de jeux vidéo, puis il poursuivit son roman en cours de lecture. Le garçon adorait
les histoires remplies de valeureux guerriers, de magiciens et de dragons. Ces récits
riches en fantaisie lui permettaient de partir à l’aventure sans qu’il n’ait
besoin de quitter sa chambre.
On
peut voyager dans des contrées forts lointaines grâce à l’imagination.
Après
avoir eu sa dose de péripéties littéraires, Jimmy éteignit la lampe de chevet à
côté de son lit. Tout d’abord, il resta plusieurs minutes dans la pénombre. Le
calme nocturne était un royaume qui lui plaisait. Une parcelle de clarté
diffusée par le réverbère en bas de la rue s’infiltrait par les interstices de
son volet. Le garçon se sentait bien. Fatigué de sa journée scolaire, un peu
triste aussi, mais satisfait dans l’ensemble. Ce soir, Roberto lui avait fiché
la paix. Si seulement toutes les fins de journées pouvaient ressembler à
celle-ci. Pas de cris, pas de menaces ni de coups. La mère de Jimmy, quant à
elle, ne faisait rien pour s’interposer entre son compagnon et son fils. Ils
étaient pourtant proches tous les deux à une époque pas si lointaine. Jimmy
pensait que l’amour rend parfois les gens bêtes – ou aveugles, au choix – et il
s’était juré de ne jamais s’enticher de quelqu’un au point de mettre des
œillères pour ne pas voir ses défauts.
La
chambre était donc partagée entre quiétude et obscurité. Tout allait pour le
mieux dans le meilleur des mondes. L’unique son perturbant le silence se résumait
au tic-tac régulier de son horloge en forme de clown. Jimmy le détestait,
c’était sa mère et Roberto qui le lui avaient offert pour ses sept ans. Ses
paupières étaient maintenant lourdes, il commença à s’enfoncer progressivement
dans le sommeil. Sa somnolence dura un moment avant qu’un bruit étrange ne
capte son attention et le réveille. Le jeune occupant de la chambre prit
soudain conscience d’un grattement. Ou plutôt, c’était comme si « quelque
chose » émettait un frottement étouffé.
Intrigué,
Jimmy voulu allumer sa lampe de chevet, mais cette dernière resta éteinte.
L’ampoule était grillée, à moins qu’il n’y ait eu une coupure d’électricité.
Jimmy
se redressa sur son oreiller en tendant l’oreille, tous ses sens aux aguets.
C’est
alors qu’il aperçut la minuscule créature.
Cette
dernière ne ressemblait en rien aux animaux ou aux insectes connus. Guère
impressionnante, elle avait une forme sphérique parfaitement lisse. Elle se
déplaçait grâce à ses quatre pattes qui faisaient penser à des griffes.
L’intrus dans la chambre était à peine plus gros qu’une bille. Sa taille
n’avait donc rien d’impressionnant, loin de là. Il se tenait sur le mur
au-dessus de son bureau. Un autre n’aurait peut-être pas remarqué sa présence
dans le noir, mais Jimmy avait l’ouïe fine. En plus, il émanait de la chose
bizarre une faible lueur bleutée.
Le
curieux visiteur nocturne ne bougeait plus à présent.
Inconsciemment,
Jimmy se crispa. Il déglutit avec peine et sentit son pouls s’accélérer sous la
pression d’une vive angoisse. L’instinct de conservation qu’il avait développé
au contact de Roberto était formel : une menace lui rôdait autour, mais il
ne parvenait pas à l’identifier clairement… Une chose à peine plus grosse
qu’une pièce de monnaie ne pouvait tout de même pas lui faire du mal, n’est-ce
pas ?
Après
quelques instants d’attente, la créature se déplaça à nouveau avec ce
détestable bruit de grattement sur le papier peint. Elle descendit vers le
bureau. Ses mouvements évoquaient ceux d’une araignée. Cependant, aucune espèce
arachnéenne ne produisait une telle lumière bleue. À l’aide de l’un de ses appendices
au bout pointu, elle toucha la tête de Boubou, une peluche rose et
rondouillarde tirée du dessin animé Dragon Ball. Jimmy l’avait gagné lors de la
kermesse de l’école. Assis sur son lit, il n’osait plus respirer. Son cœur
manqua un battement en voyant la forme ronde montée sur pattes s’élargir tout à
coup.
La
chose gonfla soudain à vue d’œil !
La
scène se déroula très vite. Une sorte de bouche difforme apparue sur la
créature. Celle-ci s’étira brusquement. Sa surface s’élargit de façon
disproportionnée, comme si elle était élastique. Avec une voracité effrayante,
elle goba net la tête de Boubou. Il y eu un immonde bruit de tissu déchiré et
lorsque la créature ronde reprit sa forme normale, Jimmy l’entendit clairement
mâchouiller.
Les
bras du garçon furent alors parcourus par la chair de poule. Une irrépressible terreur
ruissela le long de son échine pendant qu’il contenait le cri qui montait dans
sa gorge.
L’espèce
d’insecte rond et lumineux recracha finalement des lambeaux de tissus.
Écœurant.
Cauchemardesque.
Sans
geste brusque, l’enfant en pyjama ouvrit le tiroir de sa table de chevet. Il en
sortit sa lampe torche qu’il utilisait parfois pour lire sous les draps afin
que Roberto ne voie pas de lumière sous la porte. D’un geste tremblant, Jimmy
dirigea le faisceau lumineux vers le bureau. Avec une stupéfaction se disputant
à l’horreur, il eut la confirmation que Boubou avait été décapité…
La
petite créature à la surface polie venait de lui dévorer la tête.
Jimmy
déploya un effort considérable pour ne pas paniquer. Il ignorait ce dont le
monstre était capable. Il se contentait jusqu’à présent de ramper sur les murs,
mais cela n’était pas impossible qu’il sache bondir pour attraper une proie…
Une
proie. Le mot était lâché. Voilà ce que Jimmy était devenu, il en avait la
profonde et abominable conviction.
Cependant,
le garçon remarqua que la « chose » avait battu en retraite pour éviter
l’éclairage qui balayait le bureau. Jimmy en déduisit qu’elle était sensible à
la lumière. Bon à savoir.
Il
poussa lentement sa couverture et, toujours avec une infinie précaution, sortit
de ses draps. Jimmy se cramponnait à sa lampe torche. Il bougeait le plus
lentement possible dans l’espoir de ne pas attirer l’attention sur lui. La
chamade qui faisait battre son cœur n’avait d’égale que les tremblements
agitant l’ensemble de son corps.
Jimmy
posa un pied sur le carrelage glacial, ce qui fit aussitôt réagir la créature. Elle
semblait avoir conscience que sa proie essayait de lui échapper. Avec une
agilité sidérante, elle se précipita en direction de l’enfant. Sans céder à la
panique, ce dernier braqua le faisceau de sa lampe sur son assaillant qui démontrait une redoutable intelligence. Véloce,
il évitait la lumière en zigzaguant.
Jimmy
ignorait tant bien que mal son nœud à la gorge. Il ne cria pas, non plus. Sa
chambre, le refuge dans lequel il s’était si souvent caché de Roberto, était
devenue l’endroit à fuir à tout prix s’il voulait continuer à vivre. Rester
signifiait une mort peu enviable. Comment « la bête » avait-elle
pénétré dans la pièce ? Jimmy n’en savait rien. Elle était peut-être
entrée par la fenêtre quand il l’avait ouverte plus tôt dans la journée, qui
sait ?
Dans
l’immédiat, toutes les forces de Jimmy se focalisaient sur son agresseur. Il
savait que la moindre hésitation signerait sa perte. Alors, en faisant le vide
dans son esprit et en rassemblant son courage, il continua à diriger son
faisceau de lumière pour éloigner la forme ronde qui avait englouti la tête de
sa peluche. La chose fut assez ralentie pour qu’il ait le temps de se jeter contre
la porte. Jimmy tourna la poignée, puis sortit en ayant l’impression que son
cœur allait exploser. Il referma très vite la porte en la claquant derrière
lui. Il laissa ensuite tomber sa lampe torche à ses pieds. Lentement, il recula
de sa chambre en haletant. Le sang cognait à tout rompre dans ses tempes, mais
au moins il avait survécu. Pour le moment. Il éclaira la lumière du couloir
afin de ne pas rester dans le noir. Cette fois-ci, l’ampoule au plafond
s’alluma sans problème.
Une
sueur froide dégoulina le long de l’échine à Jimmy. Que lui serait-il arrivé
s’il n’avait pas entendu le curieux bruit de frottement ? Mieux valait ne
pas savoir. Il se demandait ce que pouvait faire à présent la créature…
Elle
n’était quand même pas capable d’ouvrir la porte… N’est-ce pas ?
Roberto,
alerté par le claquement de porte, quitta le salon pour voir ce qu’il se
passait.
—
Bordel, c’est quoi ce vacarme ? rugit-il d’une voix éméchée. On ne peut
pas regarder un match tranquille dans cette foutue baraque ?
Pour
la première fois depuis longtemps, Jimmy n’éprouva aucune crainte en voyant son
beau-père furax. L’étrange créature sortie de nulle part avait drainé toute sa
peur d’un coup. Il pointa un index vers la porte de sa chambre et bredouilla
faiblement :
—
Dans la chambre… Il y a une bête…
La
colère de Roberto explosa en entendant l’explication chaotique du garçon planté
devant lui.
—
Mon pauvre Jimmy, tu fais vraiment pitié, ricana l’adulte. Espèce de
mauviette ! On ne t’a jamais appris que les petites bêtes ne mangent pas
les grosses ? Heureusement que tu n’es pas mon vrai fils, sinon je
crèverais de honte.
Roberto
accompagna ses paroles acerbes en donnant une claque dans la nuque de Jimmy.
—
Tu vas me faire le plaisir de retourner dans ta piaule !
—
Non, refusa l’enfant en reculant au cas où l’idée viendrait à son beau-père de
le faire retourner de force dans la chambre.
—
Quoi ? Tu oses te rebeller ?
—
Non. Mais je ne retournerai pas dans ma chambre tant qu’il y aura cette bête…
Elle est bizarre et… et dangereuse !
Roberto
était déconcerté par l’attitude du gosse. Habituellement, il ne mouftait pas
quand il lui donnait un ordre. Quelle mouche pouvait bien l’avoir piqué ?
—
Petit con, va ! Puisque je te dis que les petites bêtes ne mangent pas les
grosses. Surtout pas les trouillards qui font dans leur froc pour un
rien !
Voyant
que Jimmy le défiait du regard sans broncher, Roberto prit la plus mauvaise
décision de sa vie.
—
Très bien. Puisque c’est comme ça, je vais aller la voir ta fameuse
« bête ». Et après ça, tu auras droit à une raclée maison que tu
n’oublieras pas de sitôt.
Le
regard haineux que Roberto posa sur Jimmy était une promesse de violence,
d’insultes. D’humiliation. Cependant, l’enfant se contenta de l’observer avec
des yeux à moitié fous et en se tordant les mains de nervosité.
Jimmy
ne protesta pas quand Roberto entra rageusement dans la chambre plongée dans
l’obscurité. Il ne fit rien pour le dissuader d’aller à la rencontre de la
chose rampante qui avait décapité sa peluche. D’un geste craintif, prêt à
bondir en arrière pour fuir en cas de besoin, il eut juste l’initiative de
refermer la porte derrière son beau-père.
—
Hé, petit con ! J’y vois plus rien si tu…
Roberto
ne termina pas sa phrase. Il était soudain trop occupé à hurler aussi fort que lui
permettaient ses cordes vocales. Ses cris résonnèrent dans tout l’appartement
et même au-delà. La mère de Jimmy ne quitta pas son lit pour voir ce qu’il se
passait. Elle était sans doute trop assommée par les calmants pour entendre
quoi que ce soit.
Brusquement,
le silence revint. Les minutes s’écoulèrent sans que Roberto ne sorte de la pièce.
Jimmy resta debout le reste de nuit en attendant que sa mère se lève pour tout
lui expliquer. Du moins, il ferait de son mieux pour y parvenir. La corvée n’aurait
rien d’évidente. Il lui était impossible de bouger ou de fermer les yeux.
Surtout, il veilla à laisser le couloir éclairé. Les ténèbres dissimulaient des
horreurs contre lesquelles la lumière était l’unique rempart. En attestait la
flaque vermeille qui s’échappait de sous la porte de sa chambre.
Grelotant
dans son pyjama, en état de choc, une réflexion traversa l’esprit bouleversé de
Jimmy : parfois, même les adultes pouvaient se tromper. Il venait d’en
avoir la preuve flagrante.
Car
de toute évidence, certaines petites bêtes semblaient tout à fait capables de dévorer les plus grosses.
Fin
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