Le parc de toutes les peurs
Vous
qui êtes en mal de sensations fortes et de frissons. Oui, vous !
Approchez, approchez, mes jeunes amis. Ne soyez donc pas timides. Voulez-vous
que je vous parle des prodigieuses attractions de Chocottes-Land ? Vous
« mourrez » d’envie de savoir ce qui se cache derrière ce nom qui
promet des peurs bleues en pagaille, je me trompe ? Mais avant d’aller
plus loin, ne négligeons pas la bienséance et faisons les
présentations qui s’imposent : se tient devant vous Elias Bladie, le
propriétaire du parc. C’est moi qui vais avoir l’honneur d’être votre humble et
dévoué guide pour ce soir.
Faites-moi
confiance, Chocottes-Land est un lieu unique au monde. En le parcourant, vous
découvrirez ce qu’est la trouille, la vraie. Celle qui vous tort les
entrailles, qui déforme les visages et fait blêmir même les aventuriers les
plus endurcis. Cris et cheveux blanc garantis ! Mais plutôt que de vous
étourdir de paroles, le mieux est encore que vous contempliez de vos propres
yeux les « horreurs » tapis dans chaque recoin de mon parc. Il ne
s’agit bien sûr que d’un modeste aperçu, mais j’ai bon espoir que les moins
émotifs voudront ensuite y revenir pour un séjour… plus long et intense.
Chers
visiteurs, je vous prie de monter dans le petit train rouillé – mais toujours
vaillant – et de ne surtout en descendre sous aucun prétexte. Question de
sécurité, voyez-vous. Et à présent que cette indispensable recommandation est
dite, la visite guidée peut commencer.
Les
citrouilles aux racines gesticulantes qui ornent les jardins défraichis à
l’entrée de Chocottes-Land vous accueillent en chantant une symphonie de
hurlements à glacer les sangs. Admirez leurs grimaces terrifiantes ! Idéal
pour vous immerger en douceur dans un monde cauchemardesque, n’est-ce
pas ? Oh, mais je constate que vous êtes fascinés par l’immense
épouvantail qui trône sur la place centrale, au milieu des bâtiments en ruines.
Son rictus aussi cruel que démesuré donne une idée assez précise des histoires affreuses
qu’il chuchote aux oreilles des imprudents s’approchant trop près de lui.
Prenez garde à ce que ses bras écartés ne se referment pas sur vous…
Comme
vous pouvez le voir, Chocottes-Land est entourée de hautes murailles en pierres
couronnées par des barbelés. Cette protection est nécessaire afin d’éviter que
certains occupants du parc ne s’échappent pour semer la terreur dans les villes
et campagnes alentours. Cela ferait désordre. J’entends que certains d’entre
vous murmurent à leurs voisins que le décor est sinistre à souhait, merci pour
ce magnifique compliment ! Les maisons à l’état de taudis sont
authentiques, tout comme les gigantesques toiles d’araignées et les colonies de
rats qui vous épient d’un air affamé avec leurs prunelles écarlates. Les volets
grinçants qui claquent au vent contribuent à l’ambiance lugubre des lieux, et
il ne s’agit que d’une mise en bouche ! Comme le soleil ne brille jamais
sur cette zone aride, les lanternes à huile brûlent en permanence. Cependant,
même avec cet éclairage aux flammes vacillantes, il serait facile de se perdre
dans le brouillard qui rampe à travers les rues du village et les allées du
parc.
Nous
allons à présent traverser le cimetière de Chocottes-Land. Profitez donc du
paysage inoubliable offert par les tombes et caveaux qui s’étendent à perte de
vue ! Certaines sépultures sont si anciennes qu’elles se perdent dans la
nuit des âges. Oh, je tiens à vous rappeler que cela serait une mauvaise idée
de quitter le train pour lire les noms et dates inscrits sur les stèles. Les
nombreux feux follets qui parsèment notre itinéraire ne vous causeraient aucun
mal, en tout cas je ne crois pas, mais les zombis errant dans cette zone
funèbre se feraient une joie de vous dévorer le cerveau. Leur servir de festin
n’a rien d’une partie de plaisir, croyez-moi sur parole. En plus, ces morts-vivants
décharnés mangent aussi salement qu’ils manquent de conversation… Pas vraiment
le genre de fréquentation que je vous souhaite.
Et
maintenant, ouvrez grandes vos mirettes : nous approchons de l’enclos aux
loups garous ! Je vous recommande la plus grande vigilance. Les grillages
sont électrifiés afin que nos amis lycanthropes n’attaquent pas le public qui
les observe. Cela n’empêche pas ces prédateurs aux crocs aussi longs et
tranchants que des poignards d’instiller une terreur viscérale chez les
visiteurs… À juste titre. De quoi s’alimentent de pareilles bêtes tout en poils
et en muscles ? Essentiellement de gibiers tels que des cerfs ou des
moutons. Cependant, les loups garous rêvent de croquer un être humain, il
s’agit là de leur nourriture favorite. C’est la raison pour laquelle il est
formellement interdit de passer une main à travers les grilles. Les inconscients
qui veulent jouer aux plus malins en passant outre cette consigne le regrettent
amèrement. Encore une chance qu’on puisse très bien vivre avec une seule
main ! Si la victime coure le risque de se transformer à son tour lors de
la prochaine pleine lune, demandez-vous ? Mmm… Mieux vaut éviter les
sujets épineux.
Après
les loups garous et leurs instincts sauvages, il est désormais temps de
s’intéresser à la piscine aux horreurs indicibles. Bon, j’admets que décrire
les « occupants » de l’immense bassin est compliqué puisque ceux-ci revêtent
chacun des formes qui peuvent rendre fou les esprits vulnérables. Lorsqu’un
sorcier fait un sacrifice et prononce la formule adéquate en psalmodiant
l’extrait d’un grimoire maudit, le tout dans un langage imprononçable,
d’effroyables tentacules jaillissent des profondeurs noirâtres de la piscine avec
l’intention d’attraper les visiteurs qui assistent au spectacle. Heureusement
qu’une paroi en plexiglas les protège des appendices visqueux. Par contre, le
public n’est pas épargné par l’odeur pestilentielle qui pollue l’air. On peut
d’ailleurs en sentir les effluves immondes jusqu’ici malgré la distance. Les
conséquences vraiment regrettables de cette attraction qui joue avec la réalité
et les terreurs les mieux enfouies ? Eh bien… C’est un peu embarrassant à
reconnaître, mais la simple vision des créatures innommables qui dorment et
rêvent dans leur obscur environnement aquatique suffit à rendre fou certains
infortunés qui, selon leurs délires, affirment entendre des voix dans leurs
têtes. Troublante et écœurante attraction, je ne vous le fais pas dire !
Rassurez-vous,
car l’odeur nauséabonde ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
Préparez-vous, moussaillons : nous allons prendre le grand large ! Je
vous présente « Le galion sanglant », l’intrépide bateau fantôme du
parc avec ses voiles déchirées et son étendard arborant un crâne ricanant.
L’équipage du navire sordide, mais à la redoutable batterie de canons, est
composé de pirates sans foi ni loi réduits à l’état squelettique au fil des
siècles. Néanmoins, si nos flibustiers des mers n’ont même plus la peau sur les
os, ils n’en restent pas moins cruels et avides de rapines. Rien ne divertie
plus ces monstrueux brigands que de jeter en pâture aux requins quelques
visiteurs imprudents. Tenez-le vous pour dit ! Le plus maléfique parmi
cette bande de crapules des océans est sans conteste leur tristement célèbre
capitaine surnommé « Un œil ». Malheur à vous si vous contemplez de
trop près la dentition en or de ce borgne sadique : sa passion consiste à
faire souffrir d’infortunés captifs.
C’est
fou comme le temps file à toute vitesse. J’aurais encore tellement à vous dire
sur le labyrinthe peuplé de tueurs psychopathes, les séances photos aux côtés
de vampires qui profitent de prendre la pose pour vous mordre, le répugnant
banquet des sorcières qui vous retournera l’estomac… Sans oublier la grande
parade des clowns experts dans l’art des facéties meurtrières. À moins que vous
ne soyez tentés de faire un tour sur les manèges vivants ou dans le Grand 8
truffé de pièges mortels ? Pour l’hébergement sur place, tout le confort
nécessaire est prévu avec notre immense hôtel hanté, à l’atmosphère aussi
pittoresque que perturbante. Ses murs qui saignent, ses spectres inquiétants et
ses portes qui n’en font qu’à leur tête rendront vos nuits aussi
cauchemardesques qu’inoubliables.
Je
constate que certains d’entre vous sont devenus livides, chers visiteurs. Et
ceux qui se forcent à sourire afin de ne pas trahir leurs émotions ne semblent
pas non plus au mieux de leur forme. Fort bien ! Il est important de
terminer cet avant-goût terrifiant de Chocottes-Land avec une précision importante :
le prix d’un séjour dans le parc est modique. En fait, il ne vous sera demandé
qu’une somme dérisoire pour avoir la joie de profiter de toutes nos
attractions. Pourquoi un tel rabais, voulez-vous savoir ? Oh, la réponse
est des plus simples…
Les
employés et attractions maudites de Chocottes-Land se nourrissent de vos peurs,
quand il ne s’agit pas de vos chairs. Moi, Elias Bladie, votre humble hôte, je
fais de même. J’avoue être un gourmet qui a une prédilection pour les émotions
humaines qui fraient avec la panique et l’horreur.
Un
met raffiné qui est fort prisé dans l’enfer d’où je viens. Eh bien quoi ?
Évidemment que je ne suis pas un hurluberlu déguisé pour vous immerger dans
l’ambiance du parc, mes jeunes amis… Car, voyez-vous, les cornes qui ornent mon
front sont tout ce qu’il a de plus authentique, tout comme les flammes qui
dansent dans mes orbites.
Pas
de place pour les effets spéciaux ou les leurres à Chocottes-Land. Toutes les
abominations que vous venez d’apercevoir sont certifiées
« surnaturelles » et n’attendent plus que votre visite. Car
n’oubliez pas : mes compagnons et moi sommes affamés de vos peurs !
***
Jérémy
se réveille en sursaut dans son lit. Ses yeux s’écarquillent brusquement tandis
que des gouttes de sueur perlent sur son front. La clarté du matin filtre à
travers les persiennes de sa fenêtre ; une lumière bienvenue pour calmer
les battements frénétiques de son cœur. Le cadre familier de sa chambre
parvient progressivement à le rassurer, à apaiser ses nerfs à vif. C’est la
première fois que le collégien fait un cauchemar aussi réel. Tout ce qu’il a vu
et senti dans son ignoble songe semblait si tangible… Jamais ses sens ne
l’avaient trompé à ce point. Il avait vraiment l’impression d’être l’un des
passagers du train rouillé qui suivait le démon se faisant appeler Elias
Bladie.
Cependant,
Jérémy est quelqu’un qui a les pieds sur terre. Au fur et à mesure que les
vestiges du cauchemar se dissipent, le garçon se morigène d’être aussi émotif.
Il ne s’agit que d’un rêve, aussi terrifiant soit-il. Pas de quoi en faire tout
un plat.
Voilà
ce qui arrive quand on est fan de films d’horreur et qu’on en regarde plusieurs
par semaine, aussi bien à la télé qu’au cinéma.
Jérémy
sourit à présent. Son anniversaire tombe le trente-et-un octobre et
aujourd’hui, il va souffler sa quatorzième bougie ! Il se demande si ses
parents et ses amis penseront à lui célébrer sa fête. Avec Halloween, les gens
ont parfois tendance à la zapper. L’adolescent espère très fort que ça ne sera
pas le cas cette année. Il est sur le point de se lever lorsque quelqu’un toque
doucement à la porte de sa chambre.
—
Je peux entrer ? demande la voix de sa mère.
Celle-ci
n’attend pas l’autorisation de son fils et entre. Elle s’assoie sur le lit de
Jérémy en affichant une expression ravie.
—
Mon chéri, cette journée va être chargée : te voilà prévenu !
annonce-t-elle.
—
Ah ouais ? demande Jérémy en passant une main dans ses cheveux
broussailleux. Pourquoi ça ?
—
Parce que j’ai une surprise pour toi !
Sa
mère tend le bras et exhibe sous le nez de son fils une pochette cartonnée, le
genre qui contient habituellement des places de spectacles.
—
Qu’est-ce que c’est ? cherche à savoir Jérémy tout en attrapant
l’enveloppe mystère.
À
cette question, le sourire de sa mère s’élargie. Toute heureuse, elle
annonce :
—
Ton père et moi avons pensé qu’une sortie en famille serait formidable pour
fêter ton anniversaire. Alors, nous allons tous partir pour deux jours dans le
nouveau parc d’attraction qui vient d’ouvrir ses portes. Même ta sœur nous
accompagne.
Jérémy
est envahi par une soudaine poussée d’angoisse en entendant cela. À la seule
évocation d’un parc d’attraction, les réminiscences de son cauchemar se
rappellent tout à coup à lui, plus sournoises que jamais. En tremblant, sans
oser poser directement à sa mère la question qui lui brûle les lèvres, le
garçon ouvre lentement la pochette contenant les précieux sésames de l’endroit
où ses parents ont choisi de l’amener pour son anniversaire.
Quatre
tickets pour Chocottes-Land apparaissent
alors sous ses yeux épouvantés.
Fin